Le 30 septembre 2022, la loi relative à la reconnaissance de la personnalité juridique de la lagune Mar Menor fut adoptée. L’aboutissement d’une longue mobilisation citoyenne, d’un travail juridique acharné et d’un alignement avec un pouvoir politique enclin à prendre des mesures novatrices face à la crise écologique. Décryptage du contenu de cette loi : quels nouveaux droits sont reconnus à la lagune ? Par qui et comment est-elle représentée juridiquement ?
Contexte
Mar Menor est un écosystème marin lagunaire d’une superficie de 135 km2. Il s’agit de la plus grande lagune côtière de la Méditerranée espagnole et l'une des plus grandes de la Méditerranée occidentale. D'une profondeur moyenne de 4 m, elle est séparée de la mer Méditerranée par un cordon sableux sur affleurements rocheux d'origine volcanique de 22 km de long et entre 100 et 1.500 m de large, traversé par cinq canaux ou passages de communication avec la mer Méditerranée. Cet écosystème est d’une grande importance écologique.
Pourtant l’augmentation des impacts des activités humaines sur la conservation de la Mar Menor a fait l’objet d’études mettant en lumière une forte dégradation de son état de santé depuis les années 60, due à la convergence de plusieurs phénomènes, notamment l’urbanisation et l’intensification des activités agricoles responsable de l’apport de nitrates, de pesticides et d’engrais, provoquant le développement de phytoplancton et l’eutrophisation de cet écosystème fragile.
Suite à plusieurs épisodes de morts massives de poissons dans la Mar Menor, les riverains dont l’attachement historique et culturel à cet écosystème patrimonial se sont mobilisés, rassemblant associations de quartier, organisations environnementales, groupements professionnels, fondations culturelles afin de réclamer que des mesures soient prises pour restaurer et préserver la lagune. Une initiative législative populaire fut lancée, un mécanisme de démocratie participative permettant à des citoyens, s’ils collectent plus d’un demi-million de signatures en faveur d’une proposition de loi, de présenter celle-ci au Parlement. La Mar Menor obtient plus de 615.000 en faveur de la reconnaissance de ses droits.
Le 5 avril 2022, le Congrès espagnol s'est exprimé à la quasi-totalité de ses membres (sauf l’extrême droite) en faveur d’une loi reconnaissant la personnalité juridique de la lagune, et le Sénat a confirmé ce vote à la rentrée.
L’objectif de la loi
La loi nouvellement adoptée entend réaliser “un saut qualitatif” en adoptant un nouveau “modèle juridico-politique” empreint du courant mondial pour les droits de la Nature.
L’objectif de la loi est d'accorder la personnalité juridique à l'écosystème lagunaire de la Mar Menor, afin de le doter, en tant que sujet de droit, d'une charte de ses propres droits, basée sur sa valeur écologique intrinsèque et la solidarité intergénérationnelle, garantissant ainsi sa protection pour les générations futures.
L’avantage recherché est double : à la fois renforcer la responsabilité publique et privée en matière de protection du milieu naturel et dans le même temps, élargir les droits des personnes qui vivent dans la zone de la lagune et qui sont menacées par la dégradation écologique, afin de garantir leurs droits dits “bio culturels”.
Cette évolution juridique n’est pas dénuée de fondement en droit espagnol puisque dès les années 90, la Cour suprême avait jugé que, conformément à la Constitution, l’Homme appartient à la Nature, et que ses droits fondamentaux à la vie et à la santé sont intrinsèquement liés à la protection de l’environnement.
La "différenciation entre les maux qui affectent la santé des personnes et les risques qui nuisent aux autres espèces animales ou végétales et à l'environnement est due, dans une large mesure, au fait que l'Homme ne se sent pas partie intégrante de la Nature mais comme une force extérieure destinée à la dominer ou à la conquérir pour la mettre à son service. Il faut rappeler que la Nature n'admet pas une utilisation illimitée et qu'elle constitue un capital naturel qu'il faut protéger » (Arrêt de la 2ème chambre de la Cour suprême, du 30 novembre 1990, numéro 3851/1990, Base de la loi 17.2) .
Grâce à la loi pour la personnalité juridique de la Mar Menor, de nouveaux droits lui sont reconnus et une gouvernance autonome est mise en place pour améliorer les politiques locales menées jusqu’ici. Enfin, la lagune passe du statut de simple objet écologique, d’espace de loisir ou de cadre de développement, pour être un “sujet indissociablement biologique, environnemental, culturel et spirituel” comme le prévoit le texte légal.
Les droits reconnus à la Mar Menor
La loi reconnaît que l’ensemble de la lagune et son bassin forment une unité biogéographique, disposant des droits suivants :
le droit d’exister en tant qu’écosystème, qui implique le respect de l’ordre naturel qui permet à la lagune de voir son équilibre et sa capacité de régulation préservés face au déséquilibre provoqué par les pressions anthropiques, venant principalement du bassin versant.
le droit d’évoluer naturellement, ce qui comprend la protection de toutes les caractéristiques naturelles de l'eau, les communautés d'organismes, le sol et les sous-systèmes terrestres et aquatiques qui font partie de la lagune de la Mar Menor et de ses bassins.
Ainsi que des droits opposables aux êtres humains, autorités locales et habitant-es, notamment
le droit à la protection implique de limiter, de suspendre et de ne pas autoriser les activités qui présentent un risque ou des dommages pour l'écosystème.
le droit de conservation qui requiert des actions de préservation des espèces et des habitats terrestres et marins et la gestion des espaces naturels protégés associés.
le droit à l’entretien
le droit de restauration qui nécessite, une fois le dommage survenu, des actions de réparation dans la lagune et son bassin versant, afin de restaurer la dynamique et la résilience naturelle, ainsi que le fonctionnement écosystémique.
La Mar Menor et son nouvel organe de tutelle
La gouvernance de la lagune Mar Menor et de son bassin est confiée à un nouvel organisme de tutelle organisé de la façon suivante :
un Comité de représentants, composé de représentant-es des administrations publiques qui interviennent dans cette zone et des citoyens des communes riveraines ;
une Commission de surveillance, les gardien-nes de la lagune
un Comité scientifique, composé d'expert-es de milieux universitaires et de la recherche.
Le Comité des représentants sera composé de 13 membres, trois de l'Administration Générale de l'État, trois de la Communauté autonome et sept citoyens.
Ces sept premiers citoyens ont été désignés parmi les initiateurs et porteurs de l'Initiative Législative Populaire, notamment l'activiste, Maria Teresa Vicente, juriste, professeure de philosophie du Droit et Eduardo Salazar Ortun, avocat spécialisé en droit de l'environnement (revoir notre conférence au festival Climax 2022 : Gardien des droits de la Nature : La rivière est elle une personne ?)
La Commission de surveillance sera composée de 17 membres :
huit représentant-es issu-es des huit municipalités riveraines, désignés par leurs conseils municipaux respectifs, qui seront renouvelés après chaque période d'élections municipales.
neuf représentant-es des secteurs suivants : entreprises, syndicats, associations de quartier, pêche, agriculture, élevage, défense de l'environnement, lutte pour l'égalité femmes-hommes et jeunesse.
Ces personnes seront nommées en fonction de leur expérience dans la protection de la lagune pour une période renouvelable de quatre ans.
Le Comité scientifique sera composé de scientifiques et d'experts indépendants spécialisés dans l'étude de la Mar Menor, proposés par les universités de Murcie et d'Alicante, par l'Institut espagnol d'océanographie (Centre océanographique de Murcie), par la Société ibérique d’Ecologie et par le Conseil supérieur de la recherche scientifique, pour une durée de quatre ans renouvelable.
Les compétences de l'organisme de tutelle
Le Comité des représentants a parmi ses fonctions celle de proposer des actions de protection, de conservation, d'entretien et de restauration de la lagune. Il veille au respect des droits de la lagune et de son bassin sur la base des contributions de la Commission de surveillance et du Comité scientifique.
La Commission de surveillance aura parmi ses activités la diffusion d'informations sur cette loi, le suivi et le contrôle du respect des droits de la lagune et l'information périodique sur le respect de cette loi. Elle s'appuiera pour cela sur les indicateurs définis par le Conseil scientifique qui serviront à analyser l'état écologique de la Mar Menor.
Le Comité Scientifique aura parmi ses fonctions celle de conseiller le Comité des représentants et la Commission de Surveillance, et d’établir des indicateurs sur l'état écologique de l'écosystème. Il s’agira ainsi d’identifier les risques environnementaux existants et les mesures de restauration appropriées.
Défense des droits de la Mar Menor
Conséquence directe de la reconnaissance des droits de la Mar Menor, ceux-ci sont opposables devant l’administration ou les tribunaux. Ainsi, toute atteinte aux droits reconnus à la Mar Menor, qu'elle émane de toute autorité publique, entité de droit privé, personne physique ou morale, engendre la responsabilité pénale, civile, environnementale et administrative de son auteur.
Si une administration publique enfreint dans ses actions les droits de la Mar Menor, celles-ci seront considérées comme nulles et feront l'objet d'une procédure administrative ou judiciaire.
Qui peut agir pour représenter la Mar Menor ?
Toute personne physique ou morale a le droit de défendre la Mar Menor et peut faire valoir ses droits ainsi que les interdictions de cette loi, par le biais d'une action intentée auprès d'un tribunal ou de l'administration publique.
Cette action en justice sera présentée au nom de l'écosystème de la Mar Menor en tant que partie intéressée au procès.
La personne qui intente une telle action et dont la demande est accueillie sera en droit de recouvrer l'intégralité du coût du litige engagé, y compris, entre autres, les honoraires d'avocats, de notaires, d'experts et de témoins, et sera exonérée des frais de procédure et de la caution concernant les mesures de sauvegarde.
Conclusion
Cette nouvelle loi illustre parfaitement le besoin de renforcer la protection de la nature face au développement immodéré des activités humaines, agricoles ou immobilières. Si jusqu'ici la nature n'avait été qu'une variable d'ajustement, vaguement pris en considération dans l'étude des externalités négatives des secteurs les plus polluants, elle devient désormais un sujet juridique à part entière. Le rapport de force, entièrement faussé par l'objectivation de la lagune, sera désormais plus équitable et cette évolution législative ne manquera pas de provoquer une profonde révision des politiques de planification écologique pour intégrer les limites biologiques de cet écosystème.
La philosophie des droits de la nature est un profond changement de paradigme, indispensable tant d'un point de vue juridique, qu'éthique et politique. Il s'agit de la prolongation historique du mouvement des Lumières qui nous permet à la fois de penser un avenir sûr et viable, mais aussi de déconstruire nos rapports mortifères aux autres vivants issus du dogme de la croissance infinie.
Pour l'illustrer, rappelons l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Si nous avons trop longtemps limité "autrui" aux seuls humains, il semble désormais évident que la crise écologique que nous traversons nous impose d'élargir notre lecture du monde et d'étendre notre empathie aux autres qu'humains dans l'espoir de construire un destin commun.
Documents officiels
Traduction proposée par l’association Wild Legal :
Texte original en Espagnol :
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