Papillon vs. téléphérique : quand la justice élargit ses portes pour le Vivant
- Marine Calmet
- 11 août
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 août

Le juge est-il en train de revoir son appréciation de l’intérêt des associations non agréées pour la protection de l’environnement ? C’est par un arrêt du 25 juin 2025, que la Cour administrative d’appel de Lyon a annulé le jugement par lequel le Tribunal administratif de Grenoble avait rejeté une requête de l’association pour la protection de l’environnement non agréée Biodiversité sous nos pieds. Et c’est à Apollon, pas le dieu des arts, mais le papillon blanc moucheté, que l’on doit cette nouvelle jurisprudence. S’agit-il d’une mue en profondeur ? Pas vraiment. Mais découvrez dans cet article comment cette décision pourrait être suivie d’autres propositions structurantes pour la défense du Vivant.
Contexte de l'affaire
Une société délégataire du service public des télésièges du Marais du domaine skiable de la commune de Tignes a entendu effectuer des travaux en vue du remplacement de ce télésiège. Pour les effectuer, la société délégataire a adressé au préfet une demande tendant à ce que lui soit délivrée une autorisation de travaux en réserve naturelle nationale et une dérogation “espèces protégées” au titre des dispositions de l’article L. 411-2 du Code de l’environnement. Le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel Auvergne Rhône-Alpes a émis deux
avis favorables, respectivement les 7 et 14 mai 2020. Par un arrêté du 11 septembre 2020, la préfète de la Savoie a délivré la dérogation sollicitée.
L’association Biodiversité sous nos pieds a saisi le tribunal administratif d’une requête tendant à l’annulation de cet arrêté. Par un jugement du 31 janvier 2023, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté la requête de l’association. Selon le tribunal, l’association n’avait pas défini de ressort géographique dans ses statuts. Le juge a pallié ce manque et a estimé que, compte tenu des informations disponibles sur son site Internet, l’association a vocation à agir sur tout le territoire.
En ce que l’arrêté de la préfète ne concernait que le territoire du département de la Savoie, le juge a estimé que le ressort géographique de l’association était trop large. Ce faisant, il a refusé de reconnaître son intérêt à agir. Commentons.
Les différences entre les associations pour la protection de l’environnement agréées et non agréées
Le raisonnement du tribunal administratif et de la Cour administrative d’appel se situe dans une ligne jurisprudentielle constante en ce qui concerne l’appréciation du ressort géographique de l’association. Cette étape est fondamentale dans l’appréciation de la recevabilité à agir d’une association. En effet, la recevabilité d’une association à agir contre une décision administrative suppose de remplir deux conditions cumulatives, à savoir:
- une adéquation entre le ressort géographique de l’association et les limites
territoriales des effets de la décision contestée
- l’existence entre les intérêts que l’association s’est donnée pour mission de
défendre et les effets de la décision en litige.
En ce sens, est en principe impossible à une association nationale ou régionale d’attaquer une décision dont les effets sont limités au périmètre d’une commune (CE, 31 octobre 1990, 95083), sauf dans le cas où cette association est agréée (CE, 8 février 1999, n° 176779, Fédération des associations de protection de l'environnement et de la nature des Côtes d'Armor, confirmée par CE, 18 décembre 2023, n°464454, Association patrimoine et autres).
L’agrément mentionné à l’article L. 141-1 du Code de l’environnement permet à l’association qui en bénéficie de déroger à cette double condition de recevabilité. L’adéquation entre son champ d’action géographique et les limites territoriales des effets de la décision qu’elle conteste est présumée.
En l’espèce, le tribunal administratif de Grenoble comme la cour administrative d’appel de Lyon relèvent que l’association biodiversité sous nos pieds ne bénéficie pas de l’agrément mentionné à l’article L. 141-1 du Code de l’environnement. En conséquence, l’adéquation entre le champ d’action géographique de l’association et les limites territoriales des effets de l’arrêté préfectoral du 11 septembre 2020 ne saurait être présumée.
Il revient donc aux juges de l’apprécier.
En ce qui concerne l’appréciation du ressort géographique de l’association
La cour administrative d’appel a tenu un raisonnement similaire à celui du tribunal administratif.
En principe, le champ d’action territorial d’une association s’apprécie au regard de ses statuts. Toutefois, dans l’hypothèse où cette donnée n’est pas précisément définie par les statuts, le juge est autorisé à l’apprécier grâce à un faisceau d’indices.
En l’espèce, la cour administrative d’appel a pris acte du manque de délimitation du ressort géographique de l’action de l’association. Bien que celle-ci soit basée à Grenoble, le tribunal et la cour ont retenu que l’association : “a pour objet, en vertu de l'article 2 de ses statuts " :
de souligner un manque relatif de protection juridique, de considération politique et scientifique pour l'état des sols et en particulier la vie qui les occupe ;
d'agir pour augmenter la visibilité de cet enjeu ;
d'intégrer les problématiques des sols et la vie qui les occupe dans une démarche de protection de l'environnement ;
de protéger la qualité des sols, voir l'améliorer (...) ;
de protéger et préserver (...) l'avenir des écosystèmes (...).
L'article 4 de ses statuts précise quant à lui que :
" (...) l'association œuvre à : (...) la défense, la sauvegarde et la gestion de la biodiversité des sols en (...) estant en justice (...) "
En ce qui concerne les limites territoriales de la décision de l’acte contesté
Le raisonnement de la cour administrative d’appel de Lyon diffère de celui du
tribunal en ce qui concerne les limites territoriales des effets de la décision.
En effet, une association pour la protection de l’environnement non agréée au titre des dispositions de l’article L. 141-1 du Code de l’environnement est autorisée à agir contre un acte administratif pris par une autorité administrative locale lorsque par les questions qu’il soulève, en raison de ses implications, des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales (CE, 6 juin 2018, 410774, Ligue des droits de l’Homme).
En l’espèce, deux éléments ont conduit la cour administrative d’appel à estimer que l’arrêté pris par la préfète de la Savoie excédait les seules circonstances locales.
D’une part, le juge a estimé que les zones qui auraient été impactées par les travaux présentaient un intérêt communautaire.
Elle relève en ce sens que l’association : “justifie d'un intérêt pour agir suffisamment direct et certain pour contester l'arrêté en litige au regard de la sauvegarde des intérêts liés à la protection de l'environnement et de la biodiversité qu'elle entend protéger, en raison de la présence de falaises d'intérêt communautaire, d'espaces perméables relais surfaciques de la trame verte et bleue, d'une zone naturelle d'intérêt écologique faunistique et floristique (ZNIEFF) de types I et II, de deux zones humides, de deux zones Natura 2000 proches du projet, et d'une réserve naturelle nationale de Tignes-Champagny couvrant les deux tiers du site du projet”.

Papillon Apollon
En conséquence, il semble que le juge accorde une importance grandissante aux zones auxquelles des projets sont susceptibles de porter atteinte.
D’autre part, la cour estime que la destruction de deux espèces de papillons, l’Apollon et le Solitaire, ainsi que quatre espèces de plantes, confère à l’association un intérêt à agir.
En effet, elle relève que l’Apollon est une “espèce parapluie”, c’est-à-dire une espèce dont l’habitat doit être sauvegardé pour que soient conservées d’autres espèces, parmi lesquelles certaines sont rares et menacées.
La cour relève que le site sur lequel les travaux étaient envisagés héberge un habitat favorable à la reproduction de cette espèce.
A la lecture de la décision, c’est donc au regard de l’atteinte à l’habitat de cette espèce, nécessaire à la sauvegarde d’équilibres écosystémiques plus larges que les seules limites du département de la Savoie que la cour administrative d’appel de Lyon a annulé le jugement en litige.
L’emploi du “en particulier” laisse apparaître que d’autres raisons auraient pu justifier l’annulation du jugement. Le juge a cependant retenu celle-ci.
La jurisprudence administrative avait déjà reconnu que l’arrêté autorisant la destruction de spécimens d’espèces migratrices dépassait les seules frontières du département concerné par les effets de la mesure (TA de Mayotte, 10 mai 2023, n° 2103141, Association Sea Shepherd France). Le juge fait application de cette jurisprudence dès lors que des espèces protégées présentes sur le territoire de plusieurs départements sont concernées par un acte administratif qui trouve à s’appliquer à un échelon infra-national. A titre d’exemple, la cour administrative d’appel de Bordeaux avait appliqué cette exception en estimant que l’arrêté autorisant la pêche expérimentale du silure sur la Dordogne soulevait des questions qui, par leur nature et leur objet, excédaient les limites du seul fleuve concerné. (CAA Bordeaux, 7 novembre 2023, n°23BX00340, Association défense des milieux aquatiques).
Portée de l'affaire
● En ce qui concerne l’affaire
Par cet arrêt d’annulation, la cour administrative d’appel de Lyon a annulé l’intégralité du dispositif du jugement rendu par le tribunal administratif de Grenoble. Dès lors que celui-ci ne s’était pas prononcé sur la légalité de la dérogation espèces protégées, et que les actes administratifs sont exécutoires de plein droit (CJA, art. L. 4) la société pétitionnaire peut toujours légalement exécuter les travaux.
● En ce qui concerne l’intérêt à agir des associations non agréées
La cour administrative d’appel de Lyon a élargi une exception aux limites de l’intérêt à agir des sociétés. Cet arrêt fait une appréciation élargie des “questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales”.
La cour administrative d’appel de Lyon semble accorder une importance cruciale aux espèces parapluies. En effet, il ressort de la lecture de l’arrêt que la circonstance que le papillon Apollon soit concerné par les effets de la mesure justifie que l’association ait intérêt à agir.
En revanche, il ne semble pas expressément résulter de la rédaction de l’arrêt que la seule circonstance que des zones présentant un intérêt écologique particulier et protégées à ce titre puisse, en elle-même, conférer un intérêt à agir direct et certain à une association non agréée pour la protection de l’environnement. L’emploi de la locution “en particulier” laisse à penser que c’est véritablement la présente d’une zone favorable à la reproduction d’une espèce parapluie sur un site où les travaux étaient projetés qui a conduit la cour à annuler le jugement. Cette interprétation ne pourra être confirmée ou infirmée qu’avec de nouvelles décisions.
Commentaire rédigé par Gabriel Montus, Elève avocat.
Le regard de Wild Legal
La question de l'intérêt à agir des associations est à la source de l’ouvrage fondateurs du mouvement des droits de la Nature, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Publié en 1972, le professeur Stone y questionne le refus par des juges américains, de reconnaître le droit à agir pour la défense de séquoias géants à l’association écologiste Sierra Club contre Walt Disney.
Partant du constat des carences trop régulières et graves des personnes publiques et de l’Etat dans le mandat d’avocat de la Nature, Stone identifie les associations comme des acteurs essentiels, pour représenter les intérêts des autres Vivants devant la justice.
On se réjouira donc de cette décision, qui, même isolée, rappelle que l'intérêt à agir est une notion centrale de l'Etat de droit environnemental. Elle mérite d'être connue car elle contraste avec les dynamiques législatives des dernières années qui se caractérisent par des restrictions croissantes en matière d'intérêt à agir. On rappellera ainsi que les dernières réformes menées en droit de l’environnement, de la construction et de l’urbanisme qui ont eu pour objectif de restreindre l’accès au prétoire des associations pour la protection de l’environnement dans le but de “sécuriser” les projets, d’accélérer les procédures et de prioriser certains secteurs, notamment les énergies renouvelables, alors même que l’implantation de celles-ci conduisent parfois à la destruction de milieux remarquables (voir notre procès simulé sur l’éolien en mer avec Sea Shepherd France).
Or, l’idée d’un intérêt à agir des associations fondé sur une double adéquation entre le périmètre géographique et son l’objet social avec les intérêts auxquels il est porté atteinte montre de réelles limites. Parfois, les associations locales ne peuvent pas agir, du fait de pressions politiques ou financières. Il se peut qu’aucune association n’existe à l’échelle du territoire et que seuls quelques citoyen-nes soient informé-es et mobilisé-es pour agir contre des infractions potentielles à la loi…
Alors comment le mouvement des droits de la Nature apporte t’il des réponses sur la question de l’intérêt à agir ?
En application de la philosophie et des principes des droits de la Nature, la défense des droits du Vivant devrait être ouverte au plus grand nombre. Chacun-e d’entre nous est profondément interdépendant de la Nature, aucun-e individu présent sur notre territoire ne peut mener une vie hors sol et par conséquent, les comportements qui portent atteinte à l’équilibre des écosystèmes nous concernent toutes et tous.
Par ailleurs la Charte de l’environnement, affirme qu’agir pour la protection de l’environnement n’est pas un acte de militantisme, un hobby ou un choix personnel, mais au contraire qu’il s’agit d’une obligation individuelle :
Article 2. Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement.
Il n’est donc pas cohérent de limiter la portée de cet article à valeur constitutionnelle, par des dispositions en matière de procédure qui empêche les citoyen-nes et les associations d’agir en justice.
Par conséquent, Wild Legal entend défendre plusieurs propositions complémentaires à la reconnaissance des droits de la Nature (mais non nécessairement dépendantes les unes des autres), visant à renforcer l’édifice juridique écologique et son respect sur le terrain :
1/ Inscrite l’actio popularis dans le droit français
L’actio popularis est le droit reconnue à chaque citoyen-ne d’agir en justice pour défendre les intérêts de la Nature.
C’est ce que prévoit la Constitution de l’Equateur dans son article 71 :
“Toute personne, communauté, peuple ou nationalité peut exiger de l’autorité publique le respect des droits de la nature”.
Loin de constituer un engorgement des tribunaux -l’argument souvent présenté contre l’élargissement de l’intérêt à agir en matière environnementale- seule une cinquantaine de procès en 13 ans se sont appuyés sur le fondement constitutionnel des droits de la Nature (Voir Droits de la Nature, AFD 2025, page 37.).
Dans la loi pour les droits de la lagune Mar Menor en Espagne, l’article 6 prévoit que :
“Toute personne physique ou morale a le droit de défendre l'écosystème de la Mar Menor et peut faire valoir les droits et les interdictions de cette loi et les dispositions qui la développent par le biais d'une action intentée auprès du tribunal ou de l'administration publique correspondante”.
2/ Élargir la compétence du Défenseur des droits en intégrant les droits de la Nature dans ses prérogatives.
Autorité administrative indépendante, le Défenseur des droits devrait être chargé de veiller également au respect des droits de la Nature, en complémentarité avec les actions des associations, des collectivités et des institutions compétentes.
L’Equateur est encore une fois un pionnier en la matière. L’article 215 de la Constitution équatorienne prévoit que :
Le Bureau du Défenseur des droits humains a pour mission de protéger et de veiller au respect des droits des habitants de l'Équateur et de défendre les droits des Équatoriens résidant à l'étranger. Outre celles prévues par la loi, il exerce les attributions suivantes
1. Soutenir, d'office ou à la demande d'une partie, les actions de protection, d'habeas corpus, d'accès à l'information publique, d'habeas data, de non-conformité, d'action citoyenne et de plaintes pour mauvaise qualité ou mauvaise prestation de services publics ou privés.
L’Ombudsman ou le Défenseur des droits peut agir seul ou aux côtés d’associations et de citoyen·nes pour la défense des droits de la Nature et des populations concernés. Il peut aussi être chargé du suivi des actions mises en œuvre par l’Etat ou les collectivités suite à une décision du juge.
Pour conclure, le mouvement des droits de la Nature aspire à la fois à une meilleure gouvernance, non plus anthropocentrée mais écocentrée (c’est à dire incluant la représentation des intérêts autres qu’humains) afin d’améliorer le processus de décisions et ainsi éviter la judiciarisation des conflits. Il repose aussi sur une répartition large de l’intérêt à agir, entre citoyen-nes, associations, collectivités, etc. afin qu’aucune institution ne puisse revendiquer à titre exclusif le mandat de défendre le Vivant. Encapaciter un panel d'acteurs large et divers est un gage d’efficacité dans l'application du droit.
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