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Face à la pêche industrielle, l’Équateur défend les droits de l’Océan

Bateaux de pêche, Engabao Beach, Equateur
Bateaux de pêche, Engabao Beach, Equateur

Le 28 novembre 2024, la Cour constitutionnelle de l’Équateur rendait une décision décisive dans l’affaire n°95-20-IN/24, affirmant que les écosystèmes marins et côtiers sont titulaires de droits fondamentaux. Cette décision vient clore un contentieux autour de l’article 104 de la Loi Organique pour le Développement de l’Aquaculture et de la Pêche (LODAP), tout en ouvrant une brèche majeure pour la reconnaissance des droits des milieux marins à l’échelle mondiale.


I. Contexte : un zonage contesté au nom des droits de la Nature ... mais surtout de la pêche industrielle


Tout commence en octobre 2020 lorsque deux citoyennes, Margarita Demera Demera et Cleofe Walditudes Amaya Curo, saisissent la Cour constitutionnelle pour contester l’article 104 de la LODAP. Cette disposition consacre une zone de 8 milles nautiques réservée à la pêche artisanale le long des côtes équatoriennes, interdisant dans cette bande la pêche industrielle, sauf exception.


Les requérantes estiment que ce zonage rigide viole plusieurs principes constitutionnels : les droits de la nature à la conservation et à la restauration (articles 71 et 72 de la Constitution), les principes de précaution et de prévention (article 73), ainsi que le droit au développement d’activités économiques (article 66). Leur principal argument repose sur le fait que ce zonage de 8 milles, défini sans flexibilité apparente, empêcherait les autorités d’intervenir pour limiter l’activité de pêche artisanale dans cette zone, même en cas de nécessité écologique.


De l’autre côté, les défenseurs de la loi – l’Assemblée nationale, la Présidence de la République et le ministère de la Production, du Commerce extérieur, de l'Investissement et de la Pêche – affirment que cette mesure est une nécessité pour protéger les écosystèmes marins, notamment les zones de frai (c'est à dire les biotopes, où se reproduisent les espèces aquatiques) et de "recrutement" (cette expression désigne le nombre de jeunes individus qui ont survécu à la phase larvaire et qui ont atteint une taille suffisante pour être capturables par les engins de pêche) des petits poissons pélagiques, essentiels à la biodiversité marine.


Le zonage de 8 milles s’appuie sur des études scientifiques approfondies menées par l’Institut public de recherche en aquaculture et pêche (IPIAP), qui démontrent la fragilité des premiers milles marins.


II. La décision de la Cour : validation du zonage et consécration des droits des écosystèmes marins


La Cour rejette le recours en inconstitutionnalité. Elle juge que le zonage de 8 milles nautiques pour la pêche artisanale n’est pas en soi contraire aux droits de la Nature ni aux autres droits invoqués. Bien au contraire, elle consacre pour la première fois dans la jurisprudence équatorienne que les écosystèmes marins et côtiers sont expressément titulaires des droits constitutionnels, protégée par les droits fondamentaux reconnus à la Pachama, la Terre mère dans l'article 71 de la Constitution.


Le cœur de la décision repose sur plusieurs piliers :


1. Les écosystèmes marins comme sujets de droit


S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure relative aux rivières, mangroves ou forêts, la Cour rappelle que la Nature est un sujet de droit selon l’article 10 de la Constitution équatorienne. Elle étend explicitement cette reconnaissance aux écosystèmes marins côtiers, qualifiés « d'écosystèmes fragiles et menacés », dans lesquels l'État doit réglementer « la conservation, la gestion et l'utilisation durable, la récupération et la limitation de la domination » selon l’article 406 de la Constitution.


Elle affirme que « les écosystèmes marins et côtiers ont une valeur intrinsèque et chacun de leurs éléments a un rôle individuel qui, à son tour, contribue à leur préservation dans son ensemble. Par conséquent, il est nécessaire d'adopter des mesures pour garantir, de manière globale, leurs processus vitaux ».


Ils doivent bénéficier du plein respect de leur existence, ainsi que du maintien et de la régénération de leurs cycles de vie. La Cour rappelle également le rôle crucial de ces écosystèmes dans la lutte contre le changement climatique, la régulation des cycles biologiques et la souveraineté alimentaire.


La cour conclue : « la justification de cette protection réside dans l’engagement de « construire une nouvelle forme de coexistence citoyenne, dans la diversité et l’harmonie avec la nature. Cela implique la possibilité de limiter les activités humaines dans le but d’assurer l’équilibre des chaînes alimentaires  ».


2. Le zonage de 8 milles : une mesure proportionnée et fondée scientifiquement


Contrairement à l’argument des requérantes, la Cour estime que l’article 104 n’interdit pas toute régulation à l’intérieur de la zone de 8 milles. L’autorité de régulation compétente – le MPCEIP – conserve le pouvoir d’établir des périodes de fermeture, d’augmenter la taille du zonage et de restreindre même la pêche artisanale en fonction de critères scientifiques.


La Cour affirme que les activités de pêche "doivent être réglementées de manière à être durables et à respecter les cycles, les fonctions, les structures et les processus évolutifs des écosystèmes marins et côtiers, ainsi que leur conservation et leur restauration, afin de garantir les droits de la nature et l'équilibre des chaînes alimentaires. Ainsi, les types de pêche, les zones de pêche et les zones de conservation sont établis en fonction des caractéristiques de ces écosystèmes".


Ce zonage des 8 miles est donc compatible avec le principe de prévention et avec les droits des écosystèmes à être protégés contre des pressions excessives. La Cour insiste sur le fait que la zone des 8 milles est une aire cruciale de frai et de recrutement pour les espèces halieutiques, et qu’elle constitue également un refuge pour des espèces non commerciales comme les baleines ou les tortues marines.


Les juges rappellent que "L'interdiction faite au secteur de la pêche industrielle d'exercer des activités d'extraction dans cette zone permet aux petits poissons pélagiques de développer leurs premiers stades de vie, ce qui contribue également à leur protection en tant qu'élément de ces écosystèmes. Ceci est en harmonie avec l'obligation de protéger les droits de la nature basés sur des normes constitutionnelles, conformément aux dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer".



3. Pas de violation du droit de développer des activités économiques


Enfin, la Cour écarte l’argument économique des requérants. Elle rappelle que le droit de mener des activités économiques n’est pas absolu et peut être limité

pour que l'exercice de ce droit soit "harmonisé avec les principes de solidarité et de responsabilité sociale et environnementale". Dans cette optique, et afin que le droit de développer des activités économiques ne produise pas de déséquilibre avec l'environnement, le législateur a le pouvoir d'établir des conditions et des limites qui permettent la coexistence de tous les droits, y compris ceux de la Nature.


La limitation vise à garantir la durabilité de la pêche artisanale, activité essentielle pour l’alimentation et l’économie des communautés côtières. Le juge constate en s'appuyant sur un suivi scientifique que cette mesure a été effective, et que alors qu'une diminution importante des petits poissons pélagiques était observable avant la mise en œuvre de cette règlementation, depuis, celle-ci avait augmentée.


La cour conclue que "le zonage adopté par la norme contestée s'inscrit dans le cadre du principe de la liberté de configuration législative de l'Assemblée et constitue également une politique publique adoptée par l'organe législatif visant à protéger les droits de la nature, les droits biologiques des êtres humains et le modèle d'économie populaire et solidaire du secteur de la pêche artisanale".


En ce sens, la mesure s’inscrit dans une logique de justice écologique et sociale et de gouvernance incluant des objectifs de long terme.


Télécharger la décision en espagnol et sa traduction en francais relue par Wild Legal





III. Une décision aux répercussions majeures pour les droits de l'Océan dans le monde


La portée de cette décision dépasse largement les frontières de l’Équateur. En affirmant la titularité de droits pour les écosystèmes marins, la Cour constitutionnelle équatorienne enrichit la jurisprudence mondiale sur les droits de la Nature.


Elle marque un tournant en rendant effectifs ces droits dans le contexte maritime, souvent exclu des débats sur les entités naturelles dotées de la personnalité juridique et de droits propres.


Cette décision a plusieurs conséquences :


  • Renforcement du rôle de la science dans les décisions environnementales : des données scientifiques doivent étayer une décision tendant à la restriction ou à une extension des zones de protection marine.

  • Reconnaissance du rôle des communautés locales : la pêche artisanale est valorisée comme un levier d’autonomie et de durabilité, en contraste avec l’exploitation industrielle souvent destructrice.

  • Cadre constitutionnel d’action pour l’État : la décision offre un outil clair pour contraindre les autorités à protéger activement les milieux marins dans leurs dimensions biologiques, sociales et économiques.


Conclusion : la mer, sujet de droit, actrice d'un avenir commun


À travers ce jugement, la mer n’est plus seulement un espace à exploiter ou à réguler : elle devient un acteur de droit, dont l’existence, la régénération et les fonctions doivent être garanties par les institutions humaines. Le message de la Cour est limpide : protéger les écosystèmes marins, ce n’est pas seulement garantir l’avenir des espèces, mais aussi celui des sociétés humaines qui en dépendent.


Ce précédent juridique pourrait inspirer d’autres juridictions à travers le monde. Il vient rappeler que la justice environnementale ne se limite pas aux terres émergées : elle s’étend jusqu’aux profondeurs marines, là où la vie continue de battre – souvent dans l’ombre, mais toujours au cœur de l’équilibre planétaire.



Pour soutenir notre campagne pour les droits de l'Océan et nous aider à faire inscrire cette ambition dans l'Accord de Nice à la Conférence des Nations Unies 2025, nous comptons sur vous pour signer et relayer cette pétition.



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